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Anthropologie de l'anthropologie



Textes et documents :








POUR UNE RECHERCHE SUR LA RECHERCHE EN ANTHROPOLOGIE

François TORRELLI

Centre de Recherches Interdisciplinaires en Anthropologie

Université Marc Bloch des Sciences Humaines de Strasbourg

 

Pour une réelle autonomie disciplinaire

La question de la politique de la recherche en anthropologie nous semble renvoyer nécessairement à celle de l'autonomie de la discipline. En effet, dans la situation contemporaine d'étranglement relatif quand aux financements des diverses disciplines relevant des sciences humaines, cette question nous semble essentielle. On ne saurait aujourd'hui encore accepter une situation qui ferait que les axes de la recherche en anthropologie soient simplement dictés par des impératifs ou des volontés extérieurs à la discipline elle-même, relevant d'intérêts commerciaux, politiques ou simplement partisans. On sait trop combien nombre d'officines souhaiteraient faire travailler les chercheurs en sciences sociales sur les thèses qu'elles défendent, non pas tant quant à leur réel intérêt scientifique, mais par choix idéologique pur et simple, émanation d'une stratégie d'un groupe social donné visant à établir son hégémonie en produisant de la discrimination vis à vis de groupes en situation fragile, ou encore en s'assurant le contrôle de son image identitaire (1). La recherche en sciences sociales se doit d'être indépendante. Cette indépendance suppose une réelle autonomie, principalement économique, de l'ensemble de la discipline qui se devrait être en situation de gérer elle-même les crédits qui lui seraient alors alloués, sans avoir à dépendre, soit de décisions externes, soit de financements qui en orienteraient les tendances de la recherche. Toute autre situation mettant en évidence, de notre point de vue, son inféodation à quelque groupe d'influence qui serait alors en mesure de lui dicter les voies de ses interrogations, voire de ses résultats, en vue d'intérêts partisans.

On ne peut aujourd'hui se contenter de traiter les questions de hiérarchies qui se poseraient pour l'ethnologue en situation d'enquête de terrain (2), sans aborder de la même manière celles qui situent l'ensemble de la discipline dans un tel rapport hiérarchique vis à vis de ses commanditaires, par exemple. D'autant plus que certains de ces derniers sont indéniablement en mesure d'utiliser de multiples structures-écrans leur permettant une manipulation d'autant plus aisée des chercheurs de la discipline qu'elle en serait invisible. Situation hiérarchique donc de l'anthropologie, quoique plus ou moins voilée par son statut universitaire, qui lui confère, en apparence tout au moins, une relative indépendance qui pourrait alors légitimer certains discours, voire certaines prises de positions politiques et idéologiques. Comment pourrait-on ne pas exiger une totale transparence, tant sur ces relations hiérarchiques indéniables, que sur les origines des financements de bien des recherches menées actuellement en sciences sociales, et plus particulièrement en anthropologie. Il est rare, cependant, que les chercheurs soient prolixes en matière de telles informations sur ceux qui les rémunèrent, directement ou indirectement.

Financement et contrôle de la recherche

De ce fait, la question du financement de la recherche, de notre point de vue, se pose nécessairement en ces termes: existe-t-il ou non une enveloppe de financements destinée à la recherche en sciences sociales qui soit attribuée à chaque année budgétaire pour l'ensemble de la discipline, à charge pour elle et ses instances scientifiques représentantes de répartir des budgets aux différents groupes de recherche, éventuellement en fonction de divers critères d'attribution internes à la profession? Si oui, alors, on peut considérer, à défaut de mieux, que le contrôle de la recherche demeure une question interne à la discipline, reposant sur des considérations scientifiques propres aux sciences humaines, qui serait l'apanage de ses instances scientifiques décisionnelles internes. Si non, alors, de notre point de vue, le problème doit être soulevé et être traité en toute clarté, car, en effet, cela suppose que de manières diverses et détournées, des pressions et récupérations de divers ordres soient, de fait, rendues possibles par une situation qui permet bien trop d'installer des contraintes, ou des manipulations, personnelles ou collectives, de divers ordres visant à une totale, ou partielle, inféodation de la recherche à des intérêts partisans qui auraient des raisons précises pour financer tels ou tels groupes de recherche travaillant sur tel ou tel thème, ou groupe humain, particulier. Il ne s'agit pas ici de dire que toute recherche serait aujourd'hui, ainsi, manipulée: si tel n'est pas le cas, alors en quoi serait-il problématique de présenter en toute transparence les modes de financements des recherches en cours?

Par ailleurs, il ne s'agit pas ici de fustiger ceux d'entre les ethnologues qui accepteraient de travailler sur contrats émanants d'institutions privées, mais de poser la question de la réelle, ou illusoire, indépendance de l'ensemble de la discipline qui a déjà, par le passé, bien trop souffert de son inféodation aux pouvoirs coloniaux, par exemple, pour que la question, au moins, ne soit pas posée; les tendances actuelles à l'oeuvre dans l'ensemble des champs de la recherche, à l'université, notamment, laissant craindre une nouvelle inféodation de l'anthropologie, réduite alors à une simple fonction instrumentale au service de ceux, personnes physiques ou personnes morales qui détiendraient le seul pouvoir économique.

Nous ne saurions, par ailleurs, être dupes d'une situation d'indépendance décrétée par le pouvoir politique. Toute recherche est nécessairement soumise, même si on ne peut que le regretter, à ses conditions historiques de production, et demeure, en tant que telle, l'outil principal des pouvoirs dominants. De fait, c'est bien ce constat minimum qui rend indispensable tout débat sur des questions de fond et de forme quand à toute politique de recherche, particulièrement en sciences sociales.

Quels objectifs?

Car, en effet, on ne saurait parler de recherche, en sciences humaines comme en d'autres disciplines, sans se poser la question de ses objectifs. S'agit-il réellement d'une stratégie de création de connaissance s'inscrivant dans une politique générale correspondant au fait d'essayer de relever ce défi qui consiste à tenter de répondre aux grandes questions contemporaines que se pose la discipline en tant que discipline scientifique, ou s'agit-il de se plier à des urgences, voire des ukases, s'imposant de l'extérieur, qui n'auraient que peu à voir avec la nature réelle de la recherche en sciences humaines? S'agit-il donc de travailler sur de réelles problématiques scientifiques afin de vérifier un ensemble d'hypothèses visant à valider ou invalider telle ou telle théorie, ou s'agit-il de répondre à des demandes de renseignement, plus ou moins bien argumentées, sur tel ou tel aspect du social, ici, ou ailleurs, à la demande d'aucuns, personne physique ou personne morale, qui aurait un intérêt particulier à détenir une réponse, ou des éléments de réponse, sur cette question ?

Par ailleurs, on entend trop souvent dire que telle ou telle recherche proposée ne correspondrait guère aux objectifs fixés par les instances finançantes: mais quels sont, au juste, ces objectifs, tellement mystérieux, que personne n'est jamais capable de les exposer clairement et in-extenso lorsque l'on pose cette question? Par qui sont-ils déterminés et pourquoi? En vertu de quelles compétences scientifiques, et dans quels buts? Sont-ils parfois atteinds, ou ne sont-ils que des chimères d'une année qui servent d'écran de fumée pour permettre de mieux faire marcher derrière la carotte ceux qui attendent leurs postes et leurs financements? Pourquoi aussi peu de réel débat public dans une société soi-disant démocratique sur ces questions pourtant essentielles ?

Recherche fondamentale et recherche appliquée

On le sait trop, la recherche fondamentale, souvent, coûte fort cher, et passe aux yeux de certains, par ailleurs, et fréquemment, pour être inutile, seule la recherche appliquée, dit-on, serait susceptible, par ses applications justement, de montrer son efficacité, et donc de justifier l'argent qu'on lui consacre. Mais on sait aussi combien l'une, sans l'autre, risque fort de se perdre, soit dans des considérations purement théoriques qui conforteraient les seules représentations d'un groupe donné sur un sujet particulier, soit dans des applications qui n'auraient que peu à voir avec ce qu'il est convenu d'appeler anthropologie (3). C'est donc par un juste équilibre entre recherche fondamentale et recherche appliquée, que, non seulement se construit réellement une science, mais, par ailleurs, que se résout fréquemment la question de sa survie financière, même si on peut parfois le regretter.

Cependant, cette si nécessaire complémentarité pose la question des relations fonctionnelles existantes, ou non-existantes, entre elles. L'on pourraît imaginer qu'il y ait une certaine cohérence entre deux démarches pareillement complémentaires. Mais comment déterminer de telles relations d'interdépendance et d'interactions dynamiques, sans se poser la question de savoir selon quels critères elles sont établies, en vertu de quelles connaissances scientifiques préalables, voire de quels présupposés théoriques ?

Et de quel droit, enfin, s'attellerait-on à mettre en oeuvre une application de la recherche en anthropologie, dûment inspirée par telle ou telle théorie, et qui aurait pour "terrain" des êtres humains, voire des collectivités entières ?

A qui profite la recherche en anthropologie ?

La recherche en anthropologie n'est pas neutre. Elle engage, par trop, le destin des groupes humain sur laquelle elle porte, dès lors que, publiée, elle est lue et utilisée. De ce fait, l'on doit, de notre point de vue, se poser nécessairement la question de savoir comment les travaux produits par les chercheurs en anthropologie risquent d'être utilisés, voire détournés, au profit de groupes, d'individus, de structures, d'idéologies, de pouvoirs, qui auraient un intérêt particulier à le faire. Or, ne devrait-on pas considérer que toute recherche se devrait ainsi de "profiter" nécessairement à tous, et non uniquement à certains? Nous n'en sommes actuellement malheureusement pas là, cette discipline n'étant guère enseignée dans les collèges et les lycées, par exemple, et, étant, somme toute, peu diffusée de manière réelle et efficace, pour l'ensemble de la population, par les médias, notamment, dont on sait combien ils préfèrent souvent produire eux-mêmes leurs documents et discours sur le social (4).

Si les musées seraient pourtant potentiellement une pratique de "restitution" de la recherche en ethnologie et en anthropologie orientée vers le grand public, "dans les années 1990, la rupture entre ethnologues et muséologues" semble telle (5) que l'on ne peut réellement affirmer que la population qui y a accès se trouve, par leur biais, en mesure de s'approprier la recherche qui se fait actuellement en anthropologie: ses travaux, ses questionnements, son sens, ses résultats. Il s'agit en fait "d'une muséologie qui relève parfois davantage de l'action culturelle au niveau local que de la recherche" (6). Même si nombre de "thèmes de recherche peuvent avoir une transcription muséographique, s'appuyer sur des objets", certains d'entre "les ethnologues, en raison des lieux mêmes où ils exercent se désintéressent des problématiques muséologiques" (7).

Par ailleurs, il est clair, qu'historiquement, l'ethnologie ne peut guère se vanter d'avoir réellement "profité" aux populations qu'elle a contribué à mieux faire connaître en occident! C'est le moins que l'on puisse dire pour celle que certains nomment encore la "Fille aînée de la colonisation" (8), même si aujourd'hui se développe dans différentes grandes institutions des pratiques dites de recherches scientifiques "en partenariat" (9). Alors, quelle recherche, et pour qui, en définitive ?

Recherche, éthique et déontologie

Les sciences sociales traitent du social, de l'être humain, qui est un être de conscience, vivant, fait de chair et de sang, d'émotions et d'idées, de choix et d'histoire personnels, et dont le destin demeure, en définitive, fragile, si on le compare aux autres objets observés dans différents domaines de la recherche, en sciences exactes, notamment, où les recherches porteront sur des molécules, des cristaux, des êtres mathématiques qui, souvent, n'ont pas cette même fragilité historique. De ce simple fait, toute recherche portant sur de l'humain nécessite un minimum de questionnement éthique préalable. L'on pourraît souhaiter que ce questionnement éthique s'inscrive dans la durée dans le cadre d'une déontologie particulière à la profession de chercheur en anthropologie, qui permettrait d'éviter que les sujets sur lesquels porteraient la recherche aient à pâtir de l'inconséquence de tels ou tels chercheurs en anthropologie, qui se seraient laissés aller à confondre travail scientifique et intérêts personnels, économiques ou symboliques. Nous nous étendrons pas plus avant sur ces questions d'éthique professionnelle et de déontologie, traitées dans un numéro précédant du Journal des Anthropologues (10), même s'il est souhaitable que ce débat ne soit pas considéré, parce qu'une fois abordé, comme définitivement clos.

Cependant, nous voudrions conclure ici, sur ce point, en posant que ce sont bel et bien deux dimensions indissociables d'une même réalité socio-historique dans laquelle nous nous trouvons tous irrémédiablement plongés, et qu'il ne saurait être question que puissent se poser, d'une part des questions de politique de la recherche en anthropologie, et d'autre part des questions d'éthique professionnelle, sans que soit clairement établi qu'il ne s'agit que de deux aspects nécessairement complémentaires d'une même complexité: on ne saurait défendre des positions éthiques sans une réelle indépendance permettant que la politique de la recherche en anthropologie ne soit pas le simple reflet de la dépendance de la discipline vis à vis des pouvoirs qui l'utiliseraient, mais au contraire l'expression des questionnements fondamentaux sur lesquels on ne saurait faire l'impasse aujourd'hui.

De la nécessité d'une recherche sur la recherche en anthropologie

Située socialement, historiquement, économiquement, la recherche en sciences sociales, et particulièrement en anthropologie, ne saurait donc faire l'économie d'une interrogation fondamentale, selon nous, qui serait de savoir qui, comment, avec quels moyens, donnés par qui, selon quels critères et dans quels buts, et pourquoi, mène une recherche en anthropologie, sur qui, comment et pourquoi? Il n'est guère innocent, en effet, que ce soit ici, certains, et d'une manière particulière, qui élaborent des stratégies de recherche sur d'autres, qui, souvent, n'ont, ni le projet, ni les moyens de se positionner de la même manière en renversant la situation et en mettant en oeuvre un questionnement sur les acteurs que nous sommes, plus ou moins libres et plus ou moins dépendants d'une idéologie qui nous produit, et nous autorise, en vue de fabriquer du discours anthropologique sur les autres, voire sur nous-mêmes: allons donc aujourd'hui jusqu'au bout de cette situation de quête intellectuelle qui caractèrise tant notre société occidentale contemporaine, et faisons alors réellement de la recherche en sciences sociales un objet de recherche à part entière.

Il n'est pas question ici uniquement de défendre l'idée de la nécessité de mener des recherches sur la recherche comme celles que mène Bruno Latour (11), par exemple, mais de défendre celle de l'utilité impérative de mener des recherches sur la recherche en sciences sociales, qui soient d'une envergure plus vaste, intégrant aussi bien les questions du financement de la recherche, de ses orientations, de ses décideurs, des politiques des recherches menées, en France, par exemple, en anthropologie, durant telle période donnée, que celles sur les recherches qui n'ont pas été menées, voire qui n'ont pas abouti, les laboratoires qui ne fonctionnent guère, les sujets de recherche déclarés inintéressants, les champs de recherche qui demeurent vierges, etc.

Comment peut-on accepter aujourd'hui, en effet, de parler de "modes" en matière de politique de la recherche en sciences sociales, sans considérer qu'il soit indispensable d'étudier très sérieusement ce que nous sommes bien placés pour nommer des phénomènes sociaux? Alors, peut-être, apparaîtront des réponses à nos questions que nous n'attendions pas, ou si peu.

Mais, en définitive, quelles finalités et utilités, y compris pour de telles recherches, si les sciences sociales elles-mêmes, et l'anthropologie en particulier, ne sauraient être en mesure, par manque d'autonomie, d'en tirer un enseignement débouchant sur de réelles pratiques opératoires dans leurs réalités historiques quoique quotidiennes?

Notes :

1. Voir sur ce point précis la contribution de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, "Des difficultés de la recherche dans les classes dominantes: de l'objet impossible au sujet manipulé", in Journal des Anthropologues, n°53-54-55, Autome-Hiver 1993, Printemps 1994, pp.29-36.

2. Voir, notament, l'article de Tiphaine Barthélémy et Monique Sélim, "De la hiérarchie et de ses évitements", Journal des Anthropologues, N°53-54-55, Automne-Hiver 1993, Printemps 1994, "L'Ethnologue dans les hiérarchies sociales", pp. 13-19.

3. Voir à ce propos l'article de G. Guille-Escuret, "Une Recherche perdue en son temps: l'ethnologie inappliquée", in L'Homme, juillet-septembre 1990, XXX (3), pp. 98-111.

4. Cf. C. Pelras, "Ethnologue et Médias", Journal des Anthropologues, n°49, A.F.A., automne 1992, pp. 191-192, ou encore Catherine Baix, Sylvie Fainzang, Jacques Gutwirth, Liliane Kuczinski, Anne Raulin et Maurice Duval, "Ethnologie, racisme et médias", in Journal des Anthropologues, n°42, Décembre 1990, A.F.A., pp. 125-130

5. L'expression est de Martine Ségalen (Directrice de Centre d'Ethnologie Française au Musée National des Arts et Traditions Populaires de Paris), "Ethnologie et muséologie: un couple indissociable (1950-1970)", extrait de son discours tiré des Actes du Colloque Musées et Sociétés à Ungersheim, juin 1991, in Les ethnologues et les musées d'ethnographie, textes rassemblés par Carine Schutz, animatrice du groupe d'ethno-muséographie au Centre de Recherches Interdisciplinaires en Anthropologie, Institut d'Ethnologie, Université Strasbourg 2, p. 1.

6. Cf. idem, p. 1.

7. Cf. idem, p. 1.

8. L'expression est ici empruntée à Marc-Henri Piault, table-ronde de l'A.F.A., "extrait de la discussion de la table-ronde", Journal des Anthropologues, n°50-51, hiver 1992-printemps 1993, "Ethique professionnelle et expérience de terrain", A.F.A., p. 39. Voir à ce propos le chapitre "Les anthropologues et le Vietnam" de l'excellent ouvrage de Jean Copans sur ces questions intitulé, Critiques et politiques de l'anthropologie, éd. Maspéro, 1974, pp. 138-145, et notament "Il y a donc guerre électronique, mais il y a eu (et il y a encore) guerre "anthropologique", c'est-à-dire utilisation et même développement de "recherches anthropologiques" explicitement destinées à mettre au point des tactiques et stratégies de "pacification", de domination "idéologique" et politique, etc. Cette fonction contre-révolutionnaire (le mot n'est pas trop fort) des sciences humaines n'est pas nouvelle et en ce qui concerne l'anthropologie, elle lui est consubstancielle", p. 139.

9. Cf. Journal des Anthropologues, n°46, Hiver 1992, "Recherches scientifiques en partenariat", A.F.A., pp. 10-91.

10. Journal des Anthropologues, n°50-51, hiver 1992-printemps 1993, "Ethique professionnelle et expérience de terrain", A.F.A., 195 p.

11. Latour (Bruno) et Woolgar (Steve), La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, éd. La Découverte, coll. "Sciences et société", 1978, 1986, 1993.

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OMBRES ET COULISSES DE L'ENQUETE ETHNOGRAPHIQUE

CONTRIBUTION A UNE RECHERCHE SUR LA RECHERCHE EN ANTHROPOLOGIE

François TORRELLI

Centre de Recherches Interdisciplinaires en Anthropologie

Université Marc Bloch des Sciences Humaines de Strasbourg

 

 

Dans un précédent article, nous défendions l'idée de la nécessité que soit menée une véritable recherche sur la recherche en anthropologie (1). Dans la prolongation de cette réflexion nous proposons ici une approche des questionnements préliminaires à une enquête sur les conditions dans lesquelles se déroule l'enquête ethnographique elle-même. Dans le contexte de l'Université des Sciences Humaines de Strasbourg, et par le biais, entre autres, des Rencontres des Jeunes Ethnologues qui eurent lieu à Lyon, Bordeaux et Strasbourg, nous avons souvent eu l'occasion de nous entretenir longuement avec de nombreux jeunes ethnologues qui, aujourd'hui sont partis sur le terrain, d'autres en étant déjà revenus depuis. C'est ainsi que, depuis quelques années, ces réflexions se sont poursuivies, avec la rencontre étonnante de multiples silences, non-dits, blocages, et questions nouvelles en soulevant d'autres... Au cours de ce qu'il convient presque de nommer aujourd'hui une pré-enquête, quoique menée en pointillée, et sans intention autre qu'une curiosité portée aux modalités selon lesquelles les uns et les autres exercent leurs activités de recherche en ethnologie, il nous est apparu combien le poids d'un certain secret pesait lourdement sur les dimensions souvent présentées comme "périphériques" au travail d'enquête ethnographique proprement dit. Combien de fois en effet, nous sommes-nous entendus dire qu'il ne fallait pas se poser de telles questions, que ces questions étaient gênantes, que si l'on se posait de telles questions, autant ne plus faire d'ethnologie, qu'il n'était guère convenable de soulever de telles questions, etc. C'est pourquoi il nous est apparu comme essentiel de faire émerger ces zones d'ombres, qui, comme tant d'autres dimensions qui demeurent dans l'obscurité, n'en recèlent pas moins, si ce ne sont des révélations riches d'enseignements sur des pratiques actuelles de la communauté des anthropologues, du moins des sources d'interrogations qu'il nous semble important de ne plus écarter.

L'histoire de la discipline nous apprend aujourd'hui de plus en plus combien, de par le passé, elle s'est inscrite largement dans le contexte de l'Histoire mondiale, politique, économique, et sociale. "Fille de la colonisation", elle s'est fréquemment nourrie de situations de domination fort diverses qui ont rendu possible, voire imposé, son travail sur l'Autre. Aujourd'hui, alors même que resurgissent de l'ombre de leurs tiroirs tant de journaux de terrain qui révèlent la part du quotidien, de l'humain, du politique, de tant d'enquêtes de terrain célèbres qui fondèrent la discipline, il conviendrait, nous semble-t-il, de mettre en place une approche plus systématique des questions trop souvent considérées comme "périphériques", voire "anecdotiques" au travail proprement dit de l'enquête de terrain et qui l'inscrivent dans le contexte général de l'histoire contemporaine et de ses pratiques sociales.

C'est dans cette optique que nous proposons ici une première approche des champs d'interrogation qui nous sembleraient susceptibles de pouvoir apporter à l'histoire de la discipline des éclairages nouveaux.

LE CHOIX D' UN "TERRAIN"

Lorsqu'il s'agit d'appréhender plus complètement le contexte, matériel, social, psychologique, du départ d'un ethnologue pour une enquête ethnographique sur un "terrain", la question du non-dit se pose à plusieurs niveaux. Ainsi, avant son départ, se pose la question de ses motivations, de ce qui a déterminé le choix de son terrain, et de tout ce qui a rendu possible matériellement et socio-historiquement son accès au terrain. Puis, une fois sur place, se pose celle qui concerne tout ce qui lui permet d'exercer son activité de recherche dans les conditions qui la rendent possible. Enfin, à son retour, celle des non-dits qui entourent les conditions de son séjour, celles de son travail d'écriture et de restitution, celles, enfin, de l'éventuelle publication lors de la communication de ses expériences et travaux à ses pairs et au grand public.

Les questions relatives au choix d'un terrain restent encore, au sein de la communauté anthropologique, un sujet que l'on n'évoque souvent qu'en privé. Les raisons personnelles, individuelles, familiales ou professionnelles, structurelles, conjoncturelles, qui déterminent ce choix demeurent souvent dans l'ombre, alors que l'on insistera, par contre, dans le champ de la communauté scientifique, sur les raisons objectives liées au sujet de l'enquête et son intérêt sur le plan scientifique, ainsi que sur ses compétences dont on s'efforcera de démontrer qu'elles sont parfaitement adaptées au terrain envisagé. Lorsqu'enfin les articles paraissent, que "Le" livre de l'auteur est enfin publié, souvent vingt ans après, il est rare qu'apparaisse avec force détails l'ensemble des raisons qui déterminèrent quelques années auparavant le choix du terrain d'enquête: nous voulons dire les vraies raisons dûment décrites et explicitées en toute clarté, et non celles que l'on invoque d'un mot rapide pour se défaire d'une question gênante. Souvent, en effet, il est fait référence à certaines raisons, personnelles ou non, invoquées par l'ethnologue, mais il est fréquent que d'autres, connexes, existent en parallèles que seuls certains de ses proches connaissent, d'autres que l'on ne connaîtra éventuellement que beaucoup plus tard, d'autres enfin qui resteront éternellement dans l'ombre. Comme pour les icebergs, l'enquête ethnographique et son auteur comporteraient alors une partie émergeante, accessible et visible, et une partie immergée, qui resterait à jamais méconnue? S'agit-il d'une relative pudeur visant à préserver la vie privée de l'ethnologue, ou d'une forme de pudeur sociale visant à préserver une certaine idée d'un statut ou d'une position sociale particulière? Combien de jeunes ethnologues, par exemple, sont-ils des enfants d'expatriés d'hier, des milieux d'affaires internationaux ou employés d'ambassades, de descendants de coloniaux d'avant-hier, qui retournent sur les lieux de leur enfance? Combien d'enfants de coopérants ou d'ex-coopérants qui, par la pratique de l'ethnologie, se retournent vers un passé familier dans lequel ils vont alors exercer une activité différente de celle qu'ils exercèrent où que leurs parents exercèrent jadis? Et que cela détermine-t-il alors dans le cours de l'enquête ?

Il y aurait un travail de typologie à réaliser concernant la variété des départ sur des terrains très différents. En effet, selon le sexe, les origines sociales et culturelles, le mode de vie, le caractère, de notre ethnologue, les critères de choix d'un terrain pourront ne pas être de même nature. Attirance affective, facilités matérielles d'accès au terrain, contacts préexistants, relations sur place, financement du voyage, bourse d'étude, contrat de recherche, situations politique et sanitaire locale, sont autant de facteurs qui, selon les uns, les unes, et les autres, n'interviennent pas de la même manière. Dans la détermination du terrain d'enquête, quels sont les éventuels réseaux souterrains (parenté, réseaux affinitaires, réseaux professionnels, confessionnels) qui interviennent, parfois à l'insu même du partant, mais tout en restant dans le registre de leurs intérêts bien compris? Autant d'indications, d'incitations, d'informations ou d'occultations d'informations, qui, par petites touches seraient susceptibles d'orienter le choix d'un terrain à la manière dont les rabatteurs acculent leur gibier vers le lieu de la curée. Que cette métaphore ne soit pas ici prise dans son registre initial qui ferait de l'ethnologue une bête nécessairement traquée. Mais, bien souvent, nous est-il apparu lors de nombreux entretiens avec de jeunes, et moins jeunes, ethnologues que de nombreux micro-facteurs interviennent ainsi, par des voies détournées, dans le choix d'un terrain. Moyens, adresses, contacts, arrangements divers, modalités de transport, proximités géographiques ou affinitaires sont autant de déterminants effectifs qui disparaîtront peu à peu dans la mémoire de l'ethnologue pour ne plus laisser place, dans son discours et ses écrits ultérieurs, qu'aux plus évidents. Il y a bien ainsi une certaine logique du choix d'un terrain, et son fonctionnement en dit certainement long sur l'enquête, son cours, son contexte, ses résultats et ses conséquences.

Une fois arrivé sur le terrain, dans quelles conditions se trouve réellement l'ethnologue en situation d'enquête ethnographique? Comment vit-il? Où réside-t-il? Quelles relations entretient-il avec ceux qu'il observe? Comment se déroule concrètement son travail d'enquête? Dans quels réseaux d'influence évolue-t-il périphériquement à son enquête? A quelles pressions, contraintes, dangers, se trouve-t-il confronté? Et comment résout-il ces problèmes? Avec quels compromis, quels alliés, quels enjeux? Il n'est pas si courant d'entendre, ou de lire, d'abondants détails sur ces questions de contexte social, politique, historique, conjoncturel. Or, l'activité de recherche se trouve d'évidence, si ce n'est déterminée, du moins influencée, au moins quelque peu, par ces facteurs que l'ethnologue, dans le cadre de sa formation, n'aura guère appris à gérer. Et il est courant que les difficultés, les obstacles, les pressions, les amours, les passions, les intérêts privés, relationnels, économiques, symboliques, soient alors passés sous silence, ou ne soient livrés qu'à une petite chapelle d'amis proches à qui l'on demandera alors de garder le secret. Et certaines pratiques, certaines pressions, certains dangers très réels, de pouvoir se perpétuer alors à l'ombre de ces mutismes. Et la "science" de se faire malgré, voire contre, ces facteurs historiques qui n'apparaissent fréquemment qu'en toile de fond, souvent floue, imprécise, diffuse. Venu écrire l'histoire de ceux qui n'en auraient pas, notre ethnologue en oublierait-il la sienne propre, prise dans les filets d'un présent exigeant, dense, complexe, fuyant, dont la découverte et le parcours ne saurait, pourtant, se faire sans laisser des traces, des histoires, et des histoires de ces traces?

Enfin, lors de son retour dans son pays de départ, comment se passe sa réinsertion dans son contexte d'origine, de quelle manière va-t-il opérer la restitution scientifique et éthique de son travail d'enquête, quels vont être les obstacles, les conditions de la transmission de son travail à la communauté scientifique, au grand public? Comment vont se dérouler ses relations avec les éditeurs de ses écrits, le milieu scientifique et universitaire? Quelles positions, discours, propos, tiendra-t-il lors de ses conférences publiques, aux terrasses de cafés, avec ses parents, ses amis? Quel courant d'idées animera-t-il? Quels effets produiront ses travaux? Chez lui? Chez ceux qui l'accueillirent sur son terrain ?

UN SENS DES COMPATIBILITES CULTURELLES?

Lorsqu'il s'agit d'un départ pour une durée relativement longue sur un terrain d'enquête, la question non négligeable de l'équilibre personnel se pose sans doute pour bien des partants et partantes, qu'ils, ou qu'elles, soient étudiant(e)s ou chercheurs confirmés. Lorsqu'encore jeune l'ethnologue se destine à l'enquête en terres éloignées, que fait-il de sa vie privée? De ses aspirations coutumières dans sa culture d'origine? Sa démarche le rapproche-t-il ou, au contraire, l'éloigne-t-il, du lieu dont il ressent intérieurement qu'il s'y sentira un peu "chez lui"? Comment, en effet, concilier ses aspirations personnelles avec son enquête? Comment résoudre l'équation de sa vie affective, matrimoniale corrélée avec la situation qu'exige l'enquête? Hommes et femmes sont-ils égaux sur ce terrain? Que choisit-on lorsque l'on choisit? La totale altérité qui déstabilise et étonne, bouscule et désespère, ou une altérité moyenne, plaisante, sans risques, qui soit proche de nos pratiques habituelles? Pourquoi ce choix? Et, selon le cas, comment cela influe-t-il sur le travail d'enquête? S'exile-t-on volontairement vers plus de souffrances? Part-on rencontrer l'altérité d'autrui en gommant d'un trait ce qui, chez soi, a forgé notre sensibilité, notre goût, notre intelligence? La littérature est pleine de propos qui explicitent ces tensions contradictoires. En ethnologie, les états d'âme semblent, au contraire, s'effacer lorsque l'auteur prend la plume. Et pourtant, dans la situation inhabituelle à laquelle s'offre l'ethnologue, il y aurait bien des choses à dire sur ce qui l'habite, l'anime, intérieurement, sur les transformations qu'il ressent, sur la manière dont sa vision du monde se modifie peu à peu. Tout se passe comme s'il lui était souvent nécessaire d'occulter la dimension proprement humaine de son travail afin d'accéder à un piédestal "scientifique". Comment est-il possible de négliger de parler de soi en ethnologie? Comment traiter de la différence culturelle, de l'autre, sans aborder sa propre identité, la manière dont elle est déterminante dans le cadre de son enquête. Si "voir" suppose de la distance et de l'implication, comment se résoud cette apparente contradiction dans la pratique même de l'ethnologue ?

ACCES A L'AUTRE ET PROBLEMES DE COMMUNICATIONS

Tous les "terrains" ne sont pas d'un accès identique, cela va de soi. Selon sa proximité ou son éloignement géographique, des problèmes différents se posent qui supposent de la part de l'ethnologue une capacité de gestionnaire d'un ensemble souvent complexe de micro-problèmes techniques, de déplacements, d'équipements, d'approvisionnement, d'éventuelles autorisations...etc. En ce siècle où la planète entière semble être à portée d'avions et de trains, de bus et de voitures, les problèmes d'accès se posent cependant, pour l'ethnologue, plus fréquemment qu'il ne paraît d'un premier abord. Hautes montagnes ou forêt amazonienne, zone désertique ou steppe glacée demeurent, encore aujourd'hui, de réels obstacles à un déplacement facile et, bien souvent, lorsque les routes cèdent place aux pistes et aux sentiers, la difficulté technique se double d'absence de cartographie sérieuse, de renseignements fiables, de compétences personnelles, techniques ou physiques. Remonter un "saut" en canoe en Guyane française ou traverser le Sahara à dos de dromadaire ne s'apprend guère que sur place, encore a-t-il fallu avoir été capable d'effectuer le trajet dans de bonnes conditions lors d'un premier séjour.

Combien d'ethnologues pratiquent-ils couramment la langue en usage sur leur terrain? Question banale sans doute, mais se l'a pose-t-on réellement aussi fréquemment qu'on le pense? Quelle est réellement la langue maternelle de l'ethnologue? Quelles autres langues pratique-t-il? A-t-il accès à la littérature scientifique publiée en langues étrangères? Avec quelle dextérité, quelle maturité, quel degré de maîtrise? Quelle langue pratiquera-t-il pour comprendre ses interlocuteurs sur son terrain? Dans quelle langue réalisera-t-il l'analyse des matériaux de son enquête? Dans quelle langue, enfin, se réalisera le travail final de restitution écrite? Langues étrangères ou langues autochtones? Avec quel degré de maîtrise de la langue se fera ce travail d'enquête et/ou de restitution? Aura-t-il recours à des interprêtes? Comment communique-t-il avec ses informateurs? Comment s'accomode-t-il des traductions (linguistique, culturelles, idiosyncrasiques)? Et comment ces différents niveaux de traductions éventuelles auront-ils une influence sur la qualité de son travail? (2)

VISAS, AUTORISATIONS, CONTRATS ET STATUT

L'on parle peu des modalités administratives qui interviennent lors des déplacements à l'étranger des ethnologues. Or, selon les cas, de nombreux niveaux d'interventions administratives peuvent intervenir, de l' "Ordre de Mission" universitaire ou du centre de recherche, du barrage des multiples commissions d'attribution de bourses de recherche attribuées par le Ministère des Affaires Etrangères, et autres démarches officielles en métropole, à l'autorisation d'enquêter sur le terrain, délivrée, le cas échéant, par les autorités locales (en Guyane française, par exemple), sans parler, bien sûr des tracasseries douanières habituelles qui ne sont guère épargnées à l'ethnologue. Dans bien des cas, le choix de ce dernier est, après les formalités du départ dans son pays, d'opter pour le statut de "touriste" dans celui de son terrain, joignant parfois cette facilité à l'illégalité lorsqu'il traverse volontairement des zones décrétées "interdites" ou "soumises à autorisation préalable".

De son statut en mission, l'on parle peu. Bien que souvent nanti des saufs-conduits de son établissement de rattachement dans son pays d'origine, qu'en est-il des contraintes qui l'attendent une fois sur place et qui sont susceptibles d'influer sur le cours de son enquête? Quels compromis nécessaires apparaissent, alors même que l'on ne peut plus revenir sur ses pas? Faut-il se "soumettre" aux autorisations? Quelles contraintes cela détermine-t-il alors? Et si ces dernières influent sur l'enquête et son déroulement, comment cela est-il occulté, ou, au contraire, exposé, au retour? Enfin, que détermine, face aux administrations de rattachement, la dépendance hiérarchique? Que sont les clauses du contrat qu'il a signé avec le commanditaire de ses recherches? Si d'autres scientifiques, voire même des journalistes ou des reporters photographes se sont battus pour la reconnaissance d'un statut lié à l'exercice de leur profession, cela ne semble pas réellement avoir été le cas des ethnologues, qui, encore aujourd'hui, ne bénéficient d'aucun statut particulier leur permettant d'exercer librement leur activité dans le cadre de règles professionnelles et déontologiques connues et reconnues par tous. Lorsque l'ethnologue arrive sur son terrain, il est courant qu'il soit confondu avec bien d'autres étrangers de passage, exerçant leur activité pour le compte de sociétés privées ou d'administrations d'Etats. Parfois accusé d'être un espion à la solde d'un Etat, ou militant d'un mouvement révolutionnaire pour peu qu'il soit "engagé" et militant d'une cause, on le confond souvent avec ses confrères journalistes, à moins qu'il ne passe pour un poète ou un simple vagabond. Selon que son niveau de vie le fasse prendre pour un nanti installé, que ses moeurs l'identifient à un jouisseur libidineux, à un ermite célibataire ou à un bon père de famille, c'est en tout cas un questionneur gênant, parfois un bouffon ridicule, et souvent un ambassadeur de sa culture qui n'aura souvent pas d'autre statut que celui que ses hôtes lui concèderont. Invité d'honneur ici, parrain "tire-lire" là-bas, il pourra aussi bien être respecté que fuit, admiré que méprisé, d'autant plus que son travail d'enquête paraîtra plus qu'incompréhensible à ses hôtes.

RAPPORTS DE POUVOIR, TERRITOIRES ET FILIATIONS

Dans le cadre de son travail d'enquête, qu'en est-il des rapports de pouvoir qui interviennent dans la relation entre l'ethnologue et ses hôtes? Comment celui-ci exerce-t-il lui-même du pouvoir sur ses hôtes? Comment ceux-ci lui imposent-ils le leur? Comment, enfin, ses différents interlocuteurs (financeurs, Etat, organisme de recherche, université, douaniers...etc.) établissent-ils avec lui des relations de pouvoir? Quels en sont alors les enjeux? Quelles en sont les conséquences? Comment ces diverses relations déterminent-elles plus ou moins clairement le cours de son travail? Et pourquoi est-il d'usage de tant occulter, au moins publiquement, cette situation et ses enjeux, historiques, politiques, sociaux, économiques? Comment se fait-il que ces questions de dépendances, de relations de pouvoir, ne font que très peu l'objet de recherches et d'enseignements à l'usage des jeunes étudiants en ethnologie et sciences sociales? (3)

Les étudiants s'en doutent certainement, mais leur information est trop succinte pour qu'ils puissent être en mesure d'appréhender complètement la réalité des problèmes de "filiation" liée au "terrain". L'on n'arrive jamais complètement sur un terrain vierge de toute présence antécédente d'un autre ethnologue, qui, par son travail, entend bien demeurer dans une sorte de rapport privilégié à celui-ci: sorte d'appropriation territoriale qui fait parfois que l'ethnologue des générations plus âgées se sent quelque peu "propriétaire" de son "terrain", et qu'il entend bien le faire sentir aux plus jeunes qui viendraient lui piquer son "territoire".

Bien sûr, tout le monde ne rentre pas dans un tel rappport pathologique au "terrain", mais il n'est pas rare, par contre qu'il existe de multiples relations entre anciens et nouveaux ethnologues qui, en quelque sorte, se relaient sur le même "terrain". Quelle est alors la nature de ces relations particulières qui déterminent comme une sorte de filiation intellectuelle et affinitaire susceptible de générer des contraintes, des obligations, des non-dits. Selon sa nature et le réseau dans lequel elle évolue, les conséquences ne seront pas de même nature. Qu'elle soit en effet inscrite dans un contexte universitaire, familial, commercial, confessionnel, ou celui d'un réseau affinitaire personnel, son influence sera bien différente. Pressions, contrôles, influences s'exerceront de manières diverses, selon les habitudes, les intérêts et les choix spécifiques de ces contextes.

L'ethnologue reste-t-il dans l'ombre de ses prédécesseurs, marche-t-il volontairement dans leurs traces, ou, au contraire, se démarque-t-il d'eux? Selon les modalités de la dépendance, ou de l'indépendance, ainsi déterminée, quelles seront les conséquences sur son travail? Et comment s'en affranchit-il?

GRANDS ET PETITS RISQUES DU METIER

La situation politique sur le terrain détermine sans doute avec force le choix de l'ethnologue: se rend-on volontairement dans un pays clairement déclaré en état de guerre ou de conflit interne? Les enjeux géopolitiques déterminent-ils le choix d'un terrain? Selon son âge, son sexe, son caractère, son expérience, sa situation personnelle, intellectuelle, affective, psychologique du moment, les types de réponses seront guidés différemment. Les un(e)s peuvent fuir ce qui attirera les autres. Les un(e)s survivront où d'autres tomberont sous les balles. Il-y-a donc une relative correspondance entre accès au terrain possible et soi, et cette correspondance pourrait être analysée comme signifiante. En effet, que dire, par exemple, d'un ethnologue qui, de confession musulmane et enquêtant en Syrie durant la Guerre du Golfe, en reviendrait sans avoir jamais été inquiété? Qu'il a été gagné à la cause de Saddam Hussein? Qu'il a su mener une stratégie d'ethnologie participante efficace? Quelle serait la part "idéologique" de son travail? Sera-t-il resté "objectif"? Aura-t-il, au contraire, su exploiter sa subjectivité? Quelles furent les raisons qui lui donnèrent accès aux passes-droit nécessaires pour évoluer sur son terrain? Autant de "ficelles" du métier qui doivent demeurer dans l'ombre, ou, au contraire, qui gagneraient à être mieux connues, même si, parfois, comme l'on s'en doute, cela peut s'avérer difficile, voire impossible?

Quoiqu'il en soit, même hors de ces situations particulièrement critiques et en contexte plus "banal", l'enquête de terrain n'épargne guère à l'ethnologue les violences, les incidents, accidents, contaminations et infections diverses qui, dès lors, seraient à inscrire au registre des risques du métier pour lesquels il est rare que lui soient allouées des primes par les institutions dont il dépend. Des risques dus à l'alcoolisme qui suscite des actes violents durant les fêtes, par exemple, à ceux des moyens de transport souvent peu fiables, son travail d'enquête le confronte pourtant à leur nombreuse diversité et étrangeté auxquelles, pas plus que tout autre il n'est souvent préparé. Si les accidents de bus sont fréquents dans les Andes, par exemple, il n'y a pas de raison qu'il échappe plus aux incidents ou accidents classiques que connaissent tous les voyageurs: foulures, fractures, insolations coups de soleil, blessures bénignes diverses. De ce fait, il convient souvent que l'ethnologue souscrive à diverses assurances compétentes. Mais qu'elles soient métropolitaines ou locales, elles couvriront rarement les risques réels encourrus par l'ethnologue sur son terrain, et en tous cas ne lui épargneront guère de les subir.

Par ailleurs, on parle peu de la souffrance morale, affective, psychique, voire physique, de l'ethnologue, dans la solitude, parfois relative, de son terrain. Serait-ce parce que l'on considère que cela doit nécessairement être son lot? Que sa souffrance serait une des conditions de réalisation de son travail? Qu'il incomberait d'évidence à ses hôtes de l'aider? Que ce serait même, en quelque sorte sa socio-thérapie, qui viendrait résoudre le déséquilibre qui, l'affectant, l'aurait inciter à quitter les siens, sa culture et la vie qu'il y menait? (4)

De fait, le choix du terrain a de fortes chances de se faire en tenant compte des multiples facteurs précités qui tendent à la réduction du coefficient "risque" d'un plus vers le moins possible. Certains changements de terrain s'étant effectués suite à l'apparition de risques nouveaux. Les exemples ne manquent hélas pas d'ethnologues ayant dûs quitter leur terrain pour une autre destination tant les risques devenaient trop importants. Dans d'autres cas, inquiété par la situation locale et attentif à sauvegarder un certain degré de "confort" très occidental, il prendra ses distances pendant quelques temps. Ainsi, une collègue nous disait récemment: "Je ne retourne plus sur le terrain depuis qu'il-y-a eu un meurtre le mois dernier. Maintenant lorsque je passe par là, les enfants m'envoient des pierres. Alors j'attends que les esprits se calment! Je ne tiens pas à risquer ma vie!". Mais dans de telles situations, comment se situe l'ethnologue s'il s'écarte de la vie quotidienne de son terrain lors de l'apparition de phénomènes de violences? Comment se perçoit-il? Comment est-il perçu par ceux qu'il observe, ainsi, à distance? Et quels sont les effets que ces situations induisent sur son travail?

SANTE, CONDITION PHYSIQUE, ET SITUATION SANITAIRE LOCALE

L'état de santé général de l'ethnologue, selon son sexe et son âge, ne lui permettent guère le départ vers les mêmes horizons, fussent-ils proches mais d'un accès qui outrepassent les capacités physiques qui peuvent se trouver réduites selon des états de santé forts variables. Selon la diversité des terrains et la nature des enquêtes, les contraintes changent. Cependant, certains handicaps perçus ici comme légers, peuvent se révéler, une fois sur place, largement invalidants. Marcher, voir, entendre, porter, relève fréquemment du strict impératif. Déjà une mauvaise condition physique peut rendre difficile le simple accès au terrain. Enfin, l'usage de la vue, de l'ouïe, de la mémoire, peut se révéler devoir être impérativement à son optimum pour être en mesure de pratiquer la chasse, la pêche, d'entendre et de comprendre les subtilités des échanges verbaux ou sonores entre ses hôtes, etc.

Ce n'est souvent que lors de son départ effectif sur son premier terrain que le jeune ethnologue se préoccupe de la situation sanitaire locale. Déterminée par de nombreux facteurs, elle est susceptible de représenter, si ce n'est une entrave à l'enquête, du moins un risque réel pour le chercheur. Ce dernier, en effet, outre les vaccinations par lesquelles il se sera protégé auparavant avant son départ, sera parfois obligé de recourir à de multiples précautions peu en usage dans son pays d'origine. Le non-respect de ces prescriptions pouvant le soumettre au risque très réel d'être affecté de pathologies variables selon les régions du globe, bénignes, chroniques, invalidantes et parfois mortelles. S'il se protège contre ces risques, se sera souvent au préjudice de la qualité de son enquête de terrain. Refuser, en effet, de boire ou de manger, des boissons ou des mets offerts, si on les soupçonne d'être infectés, représente un obstacle certain à une qualité de contact avec ses hôtes. Et il existe peu de réelle préparation pour ces questions pourtant vitales. Et combien d'enseignants avouent-ils à leurs étudiants les maux qu'ils ont contracté sur leur "terrain"? Combien reviennent pourtant atteinds de paludisme, d'amibiase, de parasitoses diverses, voire de la maladie de Chagas ou d'autres affections invalidantes? Et pourquoi rester silencieux sur ces risques très réels et leurs conséquences souvent irrémédiables et en tous cas chroniques? Vieux vestiges de comportement colonial où l'héroïsme tiendrait lieu de morale? Ou simple oubli, qui ne serait que détail dans le flot de tant de choses essentielles qu'il faudrait transmettre dans le cadre de ses enseignements? Une information médicale ne devrait-elle pas être dispensée aux étudiants dans le cadre des enseignements consacrés à la préparation à l'enquête de terrain?

POUR UNE SCIENCE HUMAINE

Alors, l'exercice de l'anthropologie serait-il réservé aux seules personnes disposées à l'aventure? Faudrait-il ainsi nécessairement se jeter vers ses propres limites et celles de sa culture pour faire science de son vécu d'anthropologue? Quelle place alors aurait cette part d'aventure dans le travail scientifique de création de connaissance? Aventure et science seraient-ils corollaires comme dans tant de films contemporains où le héros est à la fois héros d'une aventure et savant de sa science? L'anthropologie serait-elle le dernier bastion où les derniers aventuriers et héros de ce monde se retrouveraient au sein d'aventures dont le récit viendrait gonfler le long flot des histoires contées alimentant le fond mythique de notre vieille humanité? Et tels griots et conteurs, alors que devenus enseignants à leur tour, ils fascineraient de leurs histoires sur les Autres leurs futurs successeurs, qui, à leur tour, reprendraient le flambeauu de l'émotion, de l'aventure et du risque?

Cette science sociale, par les contraintes fortes, complexes, variables et subtiles qu'elle impose par sa pratique, met l'ethnologue dans une situation où il expérimente de multiples facettes des sociétés et de lui-même. Façonnant l'homme (la femme) et l'outillant de diverses expériences, elle lui apprend souvent plus de choses indicibles, car intimes et anecdotiques, que transmissibles par le texte ou la parole scientifiques. Expériences d'odeurs, de goûts, de sensations, de vécus différents dont la transmission classique dans le champ universitaire ne permet que fort peu de rendre compte. Dès lors, parfois acculé à la confusion ou à la complexité, à l'incommunication ou à l'hermétisme, l'ethnologue se trouve alors confronté au problème de la production d'une poètique scientifique dont il attendrait qu'elle soit susceptible de traduire son expérience et ses savoirs nouvellement acquis.

Mais, si par sa dextérité d'écriture et de parole il arrive à rendre cette différence compréhensible pour autrui, et qu'il est censé traduire pour ceux de sa culture, pourquoi effacerait-il tant d'aspects de son vécu personnel qui en disent au moins aussi long sur la réalité contemporaine qu'il a rencontré que son travail d'interprétation et de traduction d'une culture autre dans les codes de la sienne? Le mythe de l'observateur invisible et muet s'est pourtant, en ethnologie, tarit depuis longtemps déjà. Cependant, il demeure encore trop souvent rare de retrouver, dans les écrits des ethnologues de terrain, tant de données sur lui-même, son expérience et ses apprentissages, ses difficultés et ses souffrances, les mutations ou les évolutions de son rapport au monde et à autrui, dans tous les détails qui rendraient son compte-rendu d'enquête aussi riche sur son expérience vécue que sur celle de son observation ethnographique. Alors même qu'une telle science qui se dit humaine, ne saurait, selon nous, se passer de tant de détails si essentiels à la constitution d'une histoire de la discipline si souvent prise dans le ciment même de l'Histoire.

 

Notes :

1. Torrelli (François), "Pour une recherche sur la recherche en anthropologie", Journal des Anthropologues, n°56, Anthropologie et politique de la recherche, été 1994, pp. 77-82.

2. Cf le dossier consacré à ces questions par le Journal des Anthropologues, L'ethnologue face à la langue, n°57-58, Automne-Hiver 1994.

3. Cf le dossier consacré à ces questions par le Journal des Anthropologues, L'ethnologue dans les hiérarchies sociales, n° 53-54-55, Automne-Hiver 1993, Printemps 1994.

4. Voir sur ces questions la position de Nadia Mohia-Navet dans son article "Ethnologie: science de l'autre ou pratique de soi?", in L'Ethnologie à Strasbourg, n°19, Institut d'Ethnologie, Université des Sciences Humaines de Strasbourg.

 

Bibliographie

Barley (Nigel),

- Un anthropologue en déroute, éd. Payot, 1983, 1992, 278 p., coll. "Voyageurs", trad. de Marc Duchamp.- Le retour de l'anthropologue, éd. Payot, 1986, 1994, 221 p., coll. "Voyageurs", trad. de Alain Bories.

Gallibour (Eric), "Quel étudiant et quelle pratique ethnologique, pour quelle recherche?", in Anthropologie et politique de la recherche, Journal des Anthropologues, n°56, Eté 1994, pp.67-76.

Journal des Anthropologues,

- L'ethnologue dans les hiérarchies sociales, n° 53-54-55, Automne-Hiver 1993, Printemps 1994, 237 p.

- Ethique professionnelle et expérience de terrain, n° 50-51, Hiver 1992 - Printemps 1993, 195 p.

- La recherche sous conditions, n°36, juin 1989, 147 p.

- L'ethnologie sous contrat, n°35, mars 1989, 89 p.

- Chercheurs et informateurs, (Tome 1, n°32-33, septembre-décembre 1988, 149 p., tome 2, n°34, décembre 1988, 121 p.).

- Anthropologie et politique de la recherche, n°56, Eté 1994, 109 p.

- L'anthropologue face à la langue, n°57-58, Automne-Hiver 1994, 168 p.

Mohia-Navet (Nadia), "Ethnologie: science de l'autre ou pratique de soi?", in L'Ethnologie à Strasbourg, n°19, Institut d'Ethnologie, Université des Sciences Humaines de Strasbourg.

Panoff (Michel et Françoise), L'ethnologue et son ombre, éd. Payot, 1968.

Rabinow (Paul), Un ethnologue au Maroc. Réflexion sur une enquête de terrain, éd. Hachette, 1988.

Torrelli (François), "Pour une recherche sur la recherche en anthropologie", Anthropologie et politique de la recherche, in Journal des Anthropologues, n°56, Eté 1994, , pp. 77-82.


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ETHNOLOGIE, ÉTHIQUE ET DÉONTOLOGIE

Le questionnement éthique et déontologique comme facteur d'avancement de l'ethnologie

Louis HUBERTY

Centre de Recherches Interdisciplinaires en Anthropologie

Université Marc Bloch - Strasbourg

 

L'ethnologie contemporaine se trouve dans une position particulière, et, le plus souvent, inconfortable. Ses terrains ont pratiquement tous la spécificité d'être des lieux de conflits, de crises et d'enjeux contemporains stratégiques. Ses champs de réflexion théorique impliquent souvent des débats idéologiques délicats. Alors qu'une science humaine comme l'histoire peut d'emblée faire un travail imprégné d'une relative sérénité à cause de la distance temporelle de ses thèmes de travail et de réflexion, l'ethnologue semble soumis à une double contrainte de distanciation: il y a d'abord le principe méthodologique qui impose la distance comme condition scientifique de la recherche; il s'agirait ensuite de " se garder à distance " des enjeux sociaux, politiques de " son terrain ".

L'ethnologie dite " exotique " se fait le plus souvent au sein de populations confrontées à des problèmes de survie physique pour elles mêmes et impliquées dans des enjeux écologiques et économiques majeurs et planétaires. Il en va ainsi de la lutte pour la forêt tropicale en Amazonie ou à Bornéo par exemple.

L'ethnologie européenne/occidentale se fait soit dans les grands centres urbains, dans des situations de conflits sociaux qui, le plus souvent, échappent aux modes de compréhension traditionnels, soit dans des campagnes en pleine mutation où les modes de vie traditionnels sont en voie de disparition, ou ne subsistent plus que dans la mémoire des anciens. Cette mémoire et les valeurs qui s'y rattachent sont facilement récupérables comme modèle idéal et idyllique face à la perte de repères dans les centres urbains.

L'ethnologie face aux enjeux éthiques contemporains

D'autre part, l'ethnologie des années quatre-vingt, quatre-vingt dix, à l'instar des autres disciplines universitaires et des pratiques sociales, n'est pas indifférente au contexte moral et social contemporain.

- Le militantisme des années soixante-dix a laissé la place à l'implication des générations nouvelles et de leurs aînés dans des actions humanitaires se référant aux principes des Droits de l'Homme. Des associations comme Médecins Sans Frontières, Médecins du Monde, Architectes Sans Frontières, pour ne citer que les plus connues, ont imposé l'idée d'un droit de regard et d'une obligation d'intervention face à des situations de conflit ou de répression mettant en péril la vie, la liberté et la dignité d'un groupe social. L'idée d'une éthique universelle centrée sur les droits de l'individu ou de groupes sociaux minoritaires face à un pouvoir dominant abusif a tendance à s'imposer et à considérer des positions de neutralité et de non intervention comme a-morales et contraires aux principes fondamentaux justifiant un système/une société démocratique. C'est du moins une attitude intellectuelle et morale qui tend à s'imposer, quelle que soit la réalité des situations d'intervention en fonction d'intérêts stratégiques nationaux ou internationaux.

- Des champs scientifiques tels la biologie et le génie génétique ont ouvert des voies nouvelles pour l'humanité, permettant la manipulation et la transformation du corps humain, et une intervention directe sur les moyens de procréation et de filiation. Les formes traditionnelles des liens sociaux s'en trouvent affectées. Afin de maîtriser, ou au moins d'accompagner ces phénomènes radicalement nouveaux dans l'histoire de l'humanité, des instances de réflexion (comités d'éthique auxquels participent d'ailleurs certains ethnologues), ou des chercheurs, par leurs interventions et prises de positions, tentent de baliser " éthiquement " l'évolution future de l'humanité. Comme précédemment, il s'agit d'avancer des principes éthiques et moraux sur le devenir des individus et des groupes sociaux.

Le questionnement sur l'éthique et la déontologie n'est pas nouveau en ethnologie. On pourra citer pour mémoire: les critiques suscitées par l'ethnologie dite " coloniale ", les choix et débats autour de l'ethnologie dite " engagée ", les débats suscités autour de l'American Anthropological Association dans les années soixante-dix, le projet d'un code de déontologie lancé par la Société d'Anthropologie Appliquée du Canada, dont le Comité d'Éthique, constitué en 1982, a élaboré en avril 1983 un texte sous forme de " Propositions déontologiques pour guider la pratique de l'Anthropologie Appliquée " (1). Certains débats théoriques, tels par exemple les oppositions entre les courants formaliste, substantiviste et marxiste en anthropologie économique renvoyaient par ailleurs à une mise en cause des options et positions politiques ou éthiques des parties concernées.

Cependant, cela ne s'est jamais traduit - en France, du moins - par un travail de synthèse pouvant aboutir à l'élaboration de textes de référence qui pourraient, à terme, se concrétiser sous la forme d'un code ou d'une charte de déontologie, ou toute autre forme restant à définir. Il ne s'agit naturellement pas d'instaurer un corporatisme censeur, mais de proposer aux chercheurs, praticiens, enseignants et étudiants, du champ de l'ethnologie, un minimum de " patrimoine éthique " (2), qui puisse les accompagner tout au long de leurs formations et de leurs pratiques. Compte tenu des contextes dans lesquels le futur ethnologue sera amené à exercer sa science ou son métier (son art diraient certains), l'étudiant en ethnologie ne peut que déplorer le silence quasi-général (à de rares exceptions prêt) sur ces questions dans l'enseignement qui lui est proposé. A Strasbourg, ces questions ont été prises en charge par un groupe de réflexion créé en 1990 à l'initiative de quelques étudiants et reprises dans le cadre des activités de l'Association des Étudiants et Amis de l'Ethnologie de l'Institut de Strasbourg. Ce sera d'ailleurs l'un des thèmes des Troisièmes Rencontres des Jeunes Ethnologues (3). Il serait important d'inclure dans la formation en ethnologie -sous forme de séminaires par exemple - une information sur ces questions.

L'ethnologie et les contraintes de marché

L'évolution du contexte scientifique et universitaire des dix dernières années, et particulièrement la position " minoritaire " que l'on veut octroyer à l'ethnologie (et à d'autres disciplines dites non rentables) en tant que discipline universitaire, confronte l'ethnologue à des choix nouveaux quant à sa position d'homme de science et/ou d'action. Alors que les moyens de l'ethnologie comme discipline universitaire tendent à être réduits à leur portion congrue, les occurrences et opportunités de travail par, et pour, des institutions parapubliques et privées se multiplient. Phénomène conjoncturel et de mode, ou tendance à plus long terme? Toujours est-il que l'ethnologue est confronté aujourd'hui à des choix professionnels entièrement nouveaux. Le rapport avec de nouvelles sources de financement (de nouveaux employeurs) confronte l'ethnologue à de nouveaux questionnements sur son statut (professionnel et scientifique) et ses motivations.

Dans le domaine de l'anthropologie appliquée, et en particulier dans les applications sociales des " nouveaux champs de l'ethnologie " (dont il a été beaucoup question aux Deuxièmes Rencontres Nationales des Jeunes Ethnologues (4), les nouvelles sources de financement posent le problème de façon directe. Il est évident que le travail demandé à un ethnologue par une entreprise, une administration ou toute autre institution publique, parapublique ou privée sera soumis à des finalités et impératifs sociaux, politiques ou économiques définis le plus souvent sans lui. Dans la relation avec une entreprise, dont l'objectif sera par exemple de résoudre un problème concret, immédiat, l'ethnologie devra, dans cette fonction instrumentale, se soumettre à des critères de rentabilité, c'est-à-dire, le plus souvent, à des limites dans la durée consentie pour réaliser un travail sérieux. Outre le questionnement déontologique, ceci soulève aussi la problématique des lieux et modalités de détermination et de contrôle des thèmes de recherches de l'ethnologie, problème que j'avais soulevé aux " Deuxièmes Rencontres ". Si l'ethnologie devient dépendante, pour la majorité de ses sources de financement, de relations contractuelles, avec des thèmes de recherches déterminés en fonction des besoins sociaux de tel ou tel ministère ou institution locale, ou des besoins du secteur marchand de notre société, elle court le risque de se voir interdire, non pas en principe, mais de fait, des champs entiers du social qui relèvent de sa compétence, phénomène amplifié par la tendance à soumettre tout enseignement ou toute recherche universitaire au seul critère de rentabilité, au sens économique du terme, c'est-à-dire, produire des connaissances comme valeurs d'échange dépendant des stratégies de marché. Il ne s'agit pas de remettre en cause, dans son principe, la recherche contractuelle (5), mais il est aussi du devoir du chercheur de mettre en lumière (et éventuellement de refuser) les stratégies économiques ou politiques qui, à long terme, peuvent remettre en cause le rôle de l'ethnologie dans le champ des sciences humaines et sociales.

Pour une science ethnologique responsable

Il serait vain de croire que l'ethnologie " fondamentale " et théorique puisse se satisfaire pour seul cadre éthique, de la confiance dans les principes de base de sa méthodologie. Au risque de répéter des évidences, il est utile de rappeler que toute production scientifique et théorique est " utilisable " à des fins, des argumentations, des projets qui échappent à leur auteur. Ceci est particulièrement vrai pour l'ethnologie dans le contexte politique et social actuel. L'extrême droite peut récupérer et détourner facilement toute une partie des études sur les sociétés traditionnelles réalisées par l'ethnologie. Ces travaux sont alors transformés en argumentaire pour défendre des valeurs qui seraient les seules authentiques. Il ne s'agit bien évidemment pas de remettre en cause ces travaux ou de jeter un doute sur leurs auteurs. Mais ce risque de détournement, et éventuellement de falsification, de travaux scientifiques étant bien réel, il me paraît tout à fait utile que l'ethnologue prenne la parole publiquement afin d'éviter toute ambiguïté. Il me paraît tout aussi indispensable que l'ethnologue prenne la parole pour éclaircir les situations de conflits impliquant des populations dont il a souvent une connaissance approfondie. Son silence laisse la voie libre à toutes les interprétations simplistes qui encombrent les médias, et qui ne font que perpétuer et renforcer les préjugés existants (6). Pierre Bourdieu disait à propos de la sociologie (7), et cela vaut sans doute pour l'ethnologie, que " beaucoup de lecteurs de travaux sociologiques accordent leur approbation ou leur désapprobation non pas en fonction de la rigueur de la démonstration logique ou de la vérification empirique, mais en fonction du degré auquel les résultats confirment ou infirment leurs préjugés. [....] La science sociale qui, comme toute science, est construite contre le sens commun, contre les apparences premières, est ainsi sans cesse soumise au verdict du sens commun. " C'est pourquoi je trouve tout à fait pertinente et intéressante la proposition de Christian Pelras dans le dernier numéro du Journal des Anthropologues (8) pour que les ethnologues prennent plus directement en charge leurs relations avec les médias.

Prise de parole donc! Mais à quelles fins? Quels sont les enjeux? Dans un domaine qui m'est familier, l'économique, et plus particulièrement l'anthropologie économique, la " compétence théorique passive " dont parle Georges Guille-Escuret (9) a pendant longtemps, pour les projets de développement dans le tiers-monde, laissé le champ libre à un discours unique sur l'économique. L'économique était considéré comme défaillant, voire inexistant en dehors de l'économique occidental. Le développement n'était alors pensé qu'en termes de substitution d'un système à un autre. On connaît les résultats désastreux de cette démarche. L'intervention, ou la participation, d'ethnologues dans ces projets ont été rares (10) : les projets de développement étaient le plus souvent l'oeuvre d'économistes, techniciens ou politiciens; les réflexions sur les problèmes de développement ont été le plus souvent menées séparément par les ethnologues, économistes, sociologues ou autres, une réflexion de base pluridisciplinaire n'existe toujours que très peu; beaucoup d'ethnologues ont considéré pendant longtemps que tout projet de développement était une intervention extérieure qui ne se justifiait pas....

Agir par l'éthique

Rigoberta Menchu disait récemment (11) que les peuples indigènes n'acceptaient plus de n'être que des objets d'études, elle revendiquait une " pleine participation, politique, économique, sociale et culturelle des indigènes " dans leur destin, et le " droit au développement, à la science et à la technologie, à utiliser et à concevoir ce développement comme un patrimoine commun à tous les habitants de la planète. " Dans cet échange, peut-être la parole de l'ethnologue pourrait-elle rétablir une réciprocité et éviter l'éternel discours à sens unique.

L'ethnologie en tant que science et forme de connaissance est redevable aux personnes et aux groupes sociaux qui sont l'objet de ses études. Prendre en compte les questionnements sur l'éthique et la déontologie est un minimum. Je ne pense pas qu'il s'agisse, comme l'affirment certains, d'une vieille " tarte à la crème ", dont la seule évocation ferait obstacle au progrès de " notre science ", et qu'il faudrait donc évacuer à tout prix afin de ne pas troubler un travail ethnologique serein. Au contraire, le questionnement sur l'éthique est l'un des moteurs de l'avancement de l'ethnologie en tant que science et forme de savoir, il permet de s'engager dans des champs de recherche nouveaux, tout en assurant la pérennité de ses acquis et la dignité de sa démarche.

Notes :

1. cf. l'article paru dans Anthropologie et Sociétés, 1984, vol. 8: pp. 117-129, " Débat sur un code de déontologie professionnelle ".

2. Expression de Jean-Pierre Changeux, nouveaux président du Comité National d'Éthique, dans un entretien accordé à Libération, 4 novembre 1992, p. 25.

3. Celles-ci se dérouleront du 26-28 mars 1993, au Flössplatz/67190 Mollkirch, à l'initiative de l'Association des Étudiants et Amis de l'Institut d'Ethnologie de Strasbourg.

4. Celles-ci ont eu lieu les 4 et 5 avril 1992 à Hostens près de Bordeaux, à l'initiative de l'Association RASOU (Recherche Anthropologique du Sud-Ouest).

5. Voir à ce propos, pp. 26-31 de: Maurice GODELIER, Les sciences de l'homme et de la société en France, Analyse et propositions pour une politique nouvelle, Rapport au ministre de la Recherche et de l'Industrie, La Documentation Française, Paris, 1982, 559 p.

6. Voir à ce propos ce qu'en dit Georges Guille-Escuret pp. 104-106 dans l'article: " Une recherche perdue en son temps: l'ethnologie inappliquée. ", L'HOMME, juil.-sept. 1990, XXX (3), pp. 98-111, notamment p. 106 " ...les enseignants et les chercheurs attachés à cette discipline doivent se résoudre à lutter collectivement et solidairement contre une force d'inertie considérable pour imposer son discours hors des limites dans lesquelles on voudrait le contenir....Toute science doit avoir le courage de refuser de répondre par oui ou par non à une question mal posée. Il lui reste néanmoins le devoir de ne pas en profiter pour se retirer du problème. "

7. Pierre BOURDIEU, " Profession Scientifique ", Pour La Science, mars 1990, N° 149, pp. 4-6.

8. Christian PELRAS, " Ethnologues et Médias ", Journal des Anthropologues, Bulletin de l'A.F.A., automne 1992, N° 49, pp. 191-192.

9. op. cit. p. 101.

10. Voir à ce sujet: Willy Clemens RELLECKE, Ethnologische Aspekte bei der Realisierung eines Entwicklungsprojektes in Herat (Westafghanistan). Das Agrarkredit als Entwicklungsfördernde Massnahme, Thèse Albert-Ludwig-Universität, Freiburg i. Br., 1977, 172 p.

11. Rigoberta Menchu, " La rencontre des Deux Mondes n'a pas encore commencé! ", Courrier International, 22 octobre 1992, p. 22.



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